Un héros violent

En septembre 1931, Chester Gould envoie au « Tribune Syndicate » de Chicago un projet intitulé « Plain Clothes Tracy » c’est-à-dire : « policier en civil ». Les dimanches 4 et 11 octobre paraissent dans « The Detroit Mirror », deux planches en couleurs introduisant Dick Tracy (« Dick » signifiant en argot détective). Et le lundi 12 octobre commence vraiment, en noir et blanc, et dans « The New York Daily News », la première aventure du policier justicier. L’année suivante, Gould rejoindra « The Chicago Tribune ». L’aventure va durer quarante-six ans, jusqu’au 25 décembre 1967, au rythme de six bandes quotidiennes en noir et blanc et d’une page du dimanche en couleur. Le départ à la retraite de Chester Gould ne signifie pas pour autant la mort de son héros dont les aventures sont reprises par de très proches collaborateurs. En 1978, Gould fait le bilan dans une lettre à Leguèbe : « J’ai toujours écrit mes propres récits. Je les ai illustrés pendant très exactement quarante-six ans, deux mois et vingt-et-un jours. Cela dit, si le travail d’équipe artiste écrivain aboutit à un bon produit, tant mieux ! C’est le produit final qui compte. Mon ancien assistant, Rick Fletcher, assure dorénavant le dessin de Dick Tracy. J’ai très souvent des réunions avec l’écrivain qui assure les scénarios, un jeune auteur du nom de Max Collins. » (Après 1983, Dick Locker a pris la succession de Rick Fletcher NDLR.)

Dick TracyD’où vient Dick Tracy ? Divers spécialistes trop nombreux à citer ont parlé de l’influence du roman populaire, du « sérial », de la littérature « série noire », du western. Gould, lui, répondait à la question de Leguèbe : « Dick Tracy est-il un fleuron du thriller américain ? » par : « Absolument pas. Si, par là, vous sous-entendez que Tracy est l’aboutissement des romans de mystère et des films policiers à suspense, c’est exactement le contraire qui s’est produit. » Quoi qu’il en soit, « Dick Tracy » illustre la lutte du Bien (un flic représentant la Loi et l’Ordre) contre le Mal (« protéiforme et multi-changeant» selon les termes de Francis Lacassin) dans un décor de ville de béton. Signe particulier : la violence. « La bande de Chester Gould est un musée de la mort atroce », écrit Francis Lacassin (« Dick Tracy ». vol 2/Futuropolis). « On meurt quelquefois par balles et plus souvent par combustion, électrocution, vitriolisation, décapitation, ainsi que par bris de verre et glace. Le sujet est mordu, tronçonné, poignardé, déchiqueté, pendu, strangulé, écartelé, enfermé, vivant dans un tronc d’arbre creux, immergé, asphyxié… » La ville, le flic, le mal : l’ossature du roman et du film noir. Mais sans doute faut-il chercher dans le succès de la bande dessinée la réponse fantasmatique à des problèmes qui rongent le cœur de l’Amérique. Comme l’écrit Bob Swain (« Dick Tracy. » vol 3.) : « excessive, audacieuse, parfois même démesurée, Dick Tracy est la plus américaine des bandes dessinées américaines. » L’Amérique dans toutes ses folies, dans toutes ses angoisses, avec sa laideur, ses difformités et ses idéalismes.

L’Amérique tout court.« Dick Tracy » nous a bouleversés, fascinés. La bande de Chester Gould est une sorte de miroir dans lequel nous pouvons nous regarder. Certes, un miroir déformant mais reflétant des images d’une Amérique troublée, en crise, chaotique où, dans la pensée des Américains, le Bien s’affronte quotidiennement avec le Mal. Bref, « Dick Tracy » est le reflet, exagéré mais juste, de la société américaine de 1931 à nos jours. Le paradoxe étant que cette bande parfois censurée pour son sadisme et sa violence soit aujourd’hui à l’origine d’un film Disney Touchstone, réalisé par Warren Beatty, dont la déclaration d’intention était qu’il voulait que le film rappelle « une époque d’innocence en Amérique ».

 

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